lundi 4 octobre 2010

Show Boat tient le bon cap (Figaro, 4/10/2010)


Show Boat, c'est la matrice. Une vue de l'âge d'or. L'éden où tout a commencé. Sans Show Boat, la comédie musicale américaine serait restée un divertissement de music-hall, un carnaval de revues. Avec Show Boat, le théâtre musical d'outre-Atlantique est entré dans l'âge d'homme. Il fallait pourtant bien du culot pour oser monter, en 1927, un musical parlant de couples à la dérive et de ségrégation raciale, sur un bateau théâtre du Mississippi. Ce pari, le compositeur Jerome Kern, le librettiste Oscar Hammerstein et le producteur Florenz Ziegfeld l'ont remporté en adaptant le best-seller de la romancière Edna Ferber. Lors, des mélodies comme Make Believe , Can't Help Lovin'Dat Man ou (bien entendu) Ol'Man River , ont fait le tour du monde, souvent reprises par maints jazzmen qui en ont donné d'infinies variations. Malgré cette aura quasi mythique, Show Boat reste méconnu des Français. Très tôt monté au Châtelet par Maurice Lehmann, en 1929, dans une version traduite et baptisée Mississipi (avec un seul «p» !), le chef-d'œuvre de Kern et Hammerstein n'a plus guère connu l'honneur des scènes françaises. Devant la pétaradante production de l'Opéra de Cape Town, on peut espérer que la belle endormie va se réveiller et souvent revenir nous voir.
Créé en Afrique du Sud en 2005, ce spectacle brille par sa cohérence et son esprit de troupe. Il va sans dire que les thèmes abordés ne pouvaient que trouver un écho dans un pays où plane encore l'ombre de l'apartheid. Ce Show Boat du Cap obéit donc à une véritable urgence, laquelle est presque toujours présente sur la scène du Châtelet. Certes, on pourra pinailler sur telle ou telle voix, pointer une direction orchestrale pas toujours bien subtile, une sonorisation parfois hasardeuse ou un Orchestre Pasdeloup qui n'a pas le verni de ce répertoire, mais ne boudons pas notre plaisir. Il y a ici un allant, une joie et un engagement de chaque instant. Tout comme dans l'œuvre elle-même, les parties dramatiques sont les plus réussies. Lorsque le vieux Joe chante sa complainte Ol'man River, avec un chœur d'anciens esclaves, on ne peut oublier que ces artistes viennent tous d'Afrique du Sud et que cela fait singulièrement sens. Le «couple noir» Queeni et Joe (Miranda Tini et Otto Maidi) a d'ailleurs remporté une véritable ovation.
Espérons maintenant que les Parisiens réalisent leur bonne fortune. Après des décennies où la (vraie) comédie musicale était le parent pauvre des théâtres français, le Châtelet de Jean-Luc Choplin nous en offre les plus beaux fleurons, dans des conditions quasi inespérées (langue originale, vrais chanteurs, vrais orchestres). Après Candide, On The Town, Sound of Music ou Little Night Music, ce Show Boat ajoute une nouvelle pierre à l'édifice. Rêvons maintenant à Oklahoma !, Kiss me Kate, Girl Crazy, South Pacific ou Carmen Jones et espérons, espérons, espérons. Comme on chante sur le Mississippi: «make believe»…