vendredi 18 décembre 2009

L'opérette: un devoir civique! (Figaro, 17/12/2009)



Pour les fêtes, Offenbach, Terrasse et Yvain reviennent à l'affiche pour illustrer un genre considéré à tort par les théâtres comme un «plaisir coupable».

L e «stupide XIXe siècle» a fait des ravages. Les archétypes romantiques du héros sacrifié et de la belle douleur ont monopolisé les consciences. Encore aujourd'hui, le rire est suspect. Au pays de Rabelais, La Fontaine, Voltaire et Marcel Aymé, on goûte pourtant le rire intelligent. En matière musicale, les noms d'Offenbach, Hervé, Lecocq, Chabrier, Audran, Varney, Christiné, Terrasse, Hahn, Messager, Yvain… incarnent les lettres de noblesse d'un patrimoine aussi vaste que méconnu, résumé par le terme imparfait d'« opérette », et que quelques esprits libres tendent encore à défendre.
Sans le travail d'un Benoît Duteurtre, avec son livre L'Opérette en France (Fayard) et son émission de France Musique, « Étonnez-moi, Benoît », ces milliers d'œuvres seraient plongées dans les oubliettes. Sans l'obstination de Jean-Christophe Keck, Offenbach serait réduit à ses cinq grandes scies. Sans la passion d'une troupe itinérante comme Les Brigands, nul ne jouerait le répertoire léger du début du XXe siècle.
Au-delà de la trêve des confiseurs
Voilà huit ans que cette compagnie atypique parcourt les théâtres de France et retrouve l'harmonie si française entre le bon mot et la note cocasse, entre l'humour et la musique. Après (entre autres) Arsène Lupin banquier, de Marcel Lattès, Toi c'est moi, de Moïse Simons, ou Ta bouche, de Maurice Yvain, ils explorent aujourd'hui le répertoire méconnu de Claude Terrasse en montant un très excitant Au temps des croisades, au Théâtre de l'Athénée.
D'une manière générale, en ces périodes de fin d'année, la plupart des théâtres lyriques programment des traditionnels « spectacles de Noël » tournés vers l'opérette et la musique légère. Et les salles sont pleines ! Comme quoi, la joie attire les foules et le rire fait recette. Mais ces maisons gardent une réticence de principe devant un répertoire qu'ils n'acceptent de programmer que durant la trêve des confiseurs. Ce que les Anglo-Saxons appellent un guilty pleasure, un « plaisir coupable ». Il n'y a pourtant aucune honte à rire en automne ou au printemps.
Maîtres dans l'art du cross over, les Américains nous ont appris à chanter sous la pluie ; pourquoi ne ririons-nous qu'à Noël ? Français, encore un effort !

Jean-Christophe Keck : «Offenbach est un sacerdoce»

Entretien Depuis bientôt trente ans, ce musicologue et chef d'orchestre débroussaille l'immense corpus offenbachien et le dirige en concert, comme samedi prochain à Pleyel.

LE FIGARO. - Comment devient-on «offenbachologue» ?

Jean-Christophe KECK. - J'ai découvert Offenbach à 15 ans, à la télévision, dans le feuilleton avec Michel Serrault. Je me destinais à la musique mais je n'avais pas de plan de carrière ; Offenbach est pourtant devenu un sacerdoce !

Quelle est la taille du corpus ?

Outre les cent quarante œuvres lyriques, il y a des mélodies, des valses, de la musique de chambre et même des pièces religieuses. En tout 650 œuvres !

Comment expliquer la traversée de désert que subit cette œuvre colossale ?

L'ayant droit désigné était Auguste, le seul fils d'Offenbach, mort quelques années après son père. Les quatre filles aînées ne s'y intéressèrent pas et les petits-enfants ont tout sabordé, en vendant les manuscrits. L'un d'eux était un romancier qui collait les partitions manuscrites de son grand-père sur ses pages de garde, comme clin d'œil à ses lecteurs ! Ainsi, tout a été dispersé.

Si ce n'est que vous vous êtes lancé dans l'édition des œuvres complètes…

Oui, mais c'est le travail d'une vie, et même de plusieurs vies. J'ai déjà édité 30 œuvres, mais je vais avoir besoin d'un successeur.

Comment retrouvez-vous les partitions originales ?

Beaucoup grâce à Internet puis en ventes publiques, en particulier à Londres, chez Sotheby's. Mais il y a aussi des aventures rocambolesques, comme le final inédit des Contes d'Hoffmann qui a été retrouvé sous le matelas d'un château ! Lorsqu'il a fini par passer en vente à Drouot, j'ai cassé une tirelire que je n'avais pas : 180 000 € ! En sortant de l'hôtel de ventes, terrifié, j'ai aussitôt contracté un emprunt sur dix ans que je viens de finir de rembourser. Ces quelques pages durent huit minutes. Offenbach est littéralement mort dessus : on voit la plume qui ripe sur le papier après la dernière note.

En 2010, où en est Offenbach ?

Depuis le début des années 1980, on a fait des pas de géant. Mais il faut encore lutter contre cette dictature des relectures et du second degré : tout est déjà dans la partition. Offenbach était un génie polymorphe qui écrivait du premier jet, comme Mozart…

lundi 14 décembre 2009

Fortunio à l'Opéra Comique (Figaro, 14/12/2009; version longue du papier...)



Le respect d’une œuvre peut s’avérer dangereux. Vouloir la pousser vers le haut, coûte que coûte, est une belle intention qui risque pourtant de dénaturer son propos. Tel est le sentiment que l’on peut avoir au sortir du beau et froid Fortunio proposé par Denis Podalydès à l’Opéra Comique.
Disons-le d’emblée : ce spectacle est une merveille pour les yeux. Les costumes discrets et raffinés de Christian Lacroix sont d’une suprême élégance ; quant au décor d’Eric Ruf, il est ravissant de délicatesse et d’équilibre. La mise en scène de Podalydès est toute aussi délicate, mais son parti-pris de sérieux est d’abord déroutant, puis lénifiant. Les personnages sont à ce point guindés et corsetés que la Comédie Lyrique de Messager tourne au drame provincial. La légèreté du texte de Flers et Caillavet, inspirée de Musset, semble figée dans une optique délibérément sombre, qui cherche à élever le propos de l’œuvre vers des cieux où elle n’a rien à faire. C’est pourquoi le grand absent de ce spectacle - pourtant capital - est l’humour. Certes, Fortunio n’est pas Véronique, encore moins Les p’tites Michu. Mais il y a un monde entre la légèreté douce-amère de l’œuvre et ce refus appliqué de toute fantaisie. La faute n’en incombe-t-elle toutefois pas également au chef ? A la tête d’un orchestre de Paris sans doute trop luxueux, Louis Langrée exalte les beautés (constantes !) de la partition de Messager, en oubliant que nous sommes au théâtre. La moitié des chanteurs est généralement couverte par l’orchestre ; les autres doivent forcer le ton, ce qui n’aide pas à l’intelligibilité d’un texte à la difficile prosodie, car nous sommes moins à l’opéra que devant une conversation en musique. Las, sans l’aide des surtitres, on ne comprendrait guère le joli mais pâle Fortunio de Joseph Kaiser. Ne jetons pas la pierre au seul étranger d’une distribution intégralement francophone, car le style propre à cette œuvre leur semble souvent étranger. Reste la musique, admirable. Mais ça ne suffit pas…

samedi 12 décembre 2009

La Mélodie du bonheur au Châtelet (Figaro, 12/12/2009)




La Mélodie du Bonheur, c’est comme la presse tabloïde : tout le monde l’adore, tout le monde la connaît par cœur, mais personne n’ose le dire. A tort ! Cinquante ans après sa création à Broadway, Sound of music de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein reste un des chefs d’œuvres de la comédie musicale américaine. C’est donc avec une curiosité (teintée d’inquiétude) qu’on l’attendait sur la scène du Châtelet. Rangeons nos scrupules au placard : ce spectacle est une complète réussite qui titille nos âmes d’enfant et transforme le public parisien en une immense cour de récréation béate et enchantée.
La grande force du metteur en scène Emilio Sagi est d’avoir monté l’œuvre telle qu’elle, sans dictature du sous entendu. Comme pour le célèbre film de Robert Wise, nous sommes dans le premier degré, et ça fonctionne. Il faut dire que ce Musical se suffit à lui-même : l’histoire bien réelle de la famille von Trapp, ces Autrichiens chanteurs qui fuirent le nazisme après l’anschluss, est parfaitement fagotée. Le génie de Rodgers et Hammerstein a fait le reste, car on ne compte plus les tubes : « Do, re, mi », « Edelweis », « My favorite things », « climb every mountain », « the sound of music ». Pour entonner ces standards, la distribution mêle astucieusement chanteurs lyriques et voix de musical. Ainsi la grande Kim Criswell, en (périlleux) contre-emploi dans le rôle de la mère supérieure. Ainsi les excellents barytons « classiques » Rod Gilfry et Laurent Alvaro. Le personnage de Maria, la novice qui découvre l’amour par la musique, est épineux. Elle doit esquiver la niaiserie tout en restant candide. La soprano anglo-espagnole Sylvia Schwartz y est absolument remarquable, évitant mièvrerie et racolage pour rendre Maria à la fois godiche et touchante, sensible et humaine. Comme l’ensemble de la distribution, elle se montre parfaite comédienne et s’amuse autant que le public. Enfin, vrai spécialiste de ce répertoire, le chef Kevin Farrell dirige un orchestre Pasdeloup qui ne sonne pas toujours très Broadway mais s’en tire avec les honneurs. Un enchantement !

jeudi 10 décembre 2009

Carmen à la Scala (Figaro, 09/12/2009)




Le 7 décembre à Milan est comme le 4 juillet à la Maison Blanche : un must. En ce jour de la Saint Ambroise, toute l’Italie a le regard braqué sur le théâtre de la Scala, qui inaugure traditionnellement sa saison lyrique. Rues barrées, zones interdites, escouades de policiers, manifestations de tous poils, caméras en pagailles, micros à foisons, paparazzis et simples curieux sont de rigueur. L’espace de quelques heures, Milan vit par et pour l’opéra. Tous les potentats de la botte se retrouvent dans cette sublime salle rouge, blanc et or, Mecque absolu de la musique. Ministres et hommes d’affaires se jaugent le smoking ; Placido Domingo fait un frais à Umberto Eco ; côté français : Jérôme Clément (président d’Arte) bavarde avec Dominique Meyer (directeur du Théâtre des Champs Elysées et bientôt de l’Opéra de Vienne). Un soir comme celui-ci, les places aveugles coûtent cinquante euros ; et celles du parterre grimpent à deux-mille !
Le jeu en vaut-il la chandelle ? Devant la Carmen que le directeur Stéphane Lissner a proposée au public milanais, on peut s’interroger. Disons qu’il est difficile d’apporter du neuf à cet opéra comptant parmi les plus joués au monde.
Malgré les (bien inutiles) huées qu’elle a reçue, la mise en scène sans émotion d’Emma Dante ne bouscule rien ni personne. On ne peut lui reprocher que sa platitude et ses truismes de rigueur : les militaires sont d’odieux soldats franquistes complices du goupillon ; la corrida est présentée comme une sanglante réjouissance. Hors ça, dans les élégants décors antiquo-staliniens de Richard Peduzzi et sous les belles et statiques lumières de Dominique Bruguière, rien de bien neuf.
Sur scène, mieux vaut oublier que l’on écoute un opéra français. Chœurs et solistes pourraient chanter le wolof qu’on en serait aussi avancé. Mais, après tout, nous ne sommes pas à Favart. L’Escamillo d’Erwin Schrott est gueulard et couillu ; à la fois expressif et sans nuances. Des nuances, Adriana Damato en possède, mais sa Micaela reste pâle. Il faut dira qu’à côté de la Carmen d’Anita Rachvelishvili, tout semble terne. A vingt-cinq ans, cette gironde géorgienne possède de la gitane les courbes et l’aplomb. Avec son timbre chaud, pas toujours maîtrisé mais très sensuel, cette jeune femme est redoutablement prometteuse. Son partenaire n’a quant à lui plus rien à prouver : Jonas Kaufmann est un des meilleurs Don José du globe. On est juste déçu qu’une vraie direction d’acteur ne canalise pas le feu de ces deux tempéraments, lesquels se perdent sur la scène.
Dans la fosse, Daniel Barenboïm est égal à lui-même : une direction en dents de scies, hétérogène et contrastée, prosaïque et inattendue. A de vrais moments de poésies (les parties élégiaques ou dramatiques) succédaient des pertes d’inspiration (les scènes pittoresques et spectaculaire). Reste que dans ses murs, l’orchestre de la Scala sonne comme nul autre.