lundi 5 octobre 2009

L'admirable "Ville Morte" de Korngold (enfin!) à la Bastille (Figaro 05/10/2009)




Créé à Cologne et Hambourg en 1920, La Ville Morte (Die Tote Stadt) d’Erich Wolfgang Korngold (1897-1957) est un des grands chefs d’œuvre lyrique du XXe siècle. Une partition qui enrobe, infuse et enivre. Malgré une rhétorique bien à elle, cette œuvre semble à la croisée d’Elektra, de Turandot et de L’Auberge du cheval blanc. Il n’y a toutefois ici rien de composite, car le génie précoce et protéiforme du viennois Korngold était d’une extraordinaire sûreté. Tout juste avançait-il en marge de la révolution schönbergienne, et jamais ce musicien surdoué n’a fait allégeance à ses contemporains. Au contraire, s’exilant à Hollywood, il deviendra l’un des papes de la musique de film.
Inspiré du texte symboliste de Georges Rodenbach, « Bruges la Morte », Die Tote Stadt décrit les fantasmes morbides d’un veuf rencontrant une jeune femme en qui il croit retrouver son épouse disparue. Oscillant entre songe et réalité, extase et paranoïa, mémoire et amnésie, le héros s’enfonce dans une spirale schizophrène où il en vient à tuer ses propres rêves.
Ce labyrinthe mental, le metteur en scène Willy Decker l’a parfaitement compris. A coup d’images fortes, de tableaux saisissants et de fulgurances, son spectacle ouvertement symbolique illustre les tourments intérieurs du personnage. On voudrait çà et là un peu plus de poésie, un poil plus de brume flamande. Mais cette production, montée à Vienne en 2004, a déjà fait le tour du monde et reste impeccablement rodée.
Partition fourmillante et éruptive, La Ville morte est un opéra de chef. Avec Pinchas Steinberg, il trouve un défenseur idoine. A la tête d’un orchestre de l’opéra qu’on a rarement entendu aussi flamboyant, jamais le chef israélien ne joue la carte du décadentisme ni celle du bastringue. Il ne se laisse également pas enivrer par la musique, et écoute les chanteurs, pour qui cette œuvre est une montée du Cervin à mains nues.
Afin d’incarner Paul, il faut un heldentenor wagnérien. Tel est bien l’excellent Robert Dean Smith, lequel semble parfois écrasé par son rôle et ménage sa voix. Mais cette fragilité n’en rend son personnage que plus crédible et touchant (et puis c’était soir de première…)
A ses côtés, la Marietta de la soprano Ricarda Merbeth est d’une saisissante sûreté vocale, déployant des trésors de sensualité malsaine. On brûle d’entendre ce couple, le printemps prochain, dans le premier acte de la Walkyrie.
En marge de ces timbres d’acier, le baryton Stéphane Degout continue d’élargir sa palette vocale et se glisse avec une remarquable aisance dans les morbides arabesques de Korngold : l’air du Pierrot est un vrai moment de grâce. Tout aussi caméléonne est la mezzo soprano autrichienne Doris Lamprecht. Elle nous prouve qu’elle est aussi à l’aise dans le grand opéra viennois que chez Monteverdi, Offenbach ou la musique contemporaine.
De cette somptueuse Ville Morte, le public ressort groggy, fasciné et presque titubant. Et ça fait un bien !

Opéra Bastille, jusqu’au 27 octobre. Res : 08 92 89 90 90

Aucun commentaire: