mercredi 30 janvier 2008

Karajan Imperator (Figaro magazine, janvier 2008)






SA MAJESTÉ DES NOTES


Le premier chef d'orchestre à accéder au rang de star aurait eu 100 ans cette année. Surdoué, tyrannique, séducteur et perfectionniste, sa personnalité et son style ont donné le « la » de la musique classique pendant un demi-siècle. Portrait.
Dans l'imaginaire collectif, Herbert von Karajan (1908-1989) est l'incarnation parfaite du chef d'orchestre. Toute sa vie, ce perfectionniste tyrannique fit corps avec son art, n'hésitant pas à réenregistrer quatre fois certaines oeuvres pour atteindre au plus près l'idée qu'il s'en faisait... Un flot orchestral unique semblait naître de ses mains d'enchanteur, de ses yeux clos et de sa crinière argentée. Et le son qu'il obtenait - englobant, étouffant, hypnotisant - était à nul autre pareil : 800 enregistrements en témoignent encore !
Ce génie des médias et de la technologie marqua un tournant capital dans l'histoire de la « grande musique », qu'il contribua à ouvrir au public le plus large, au point de personnifier à lui seul le genre classique. Sous le règne de ce Rex imperator de l'orchestre et du disque, on ne disait plus : « C'est du Mozart », mais : « C'est du Karajan » ! Parvenir à se substituer au compositeur fut un travail de titan, commencé dès l'enfance. Comme Mozart, Karajan fut un enfant prodige ; comme lui, il est fils de Salzbourg, où il naît le 5 avril 1908. Dans cette famille d'origine grecque macédonienne (dont le nom était Karajannis), la musique n'est pas optionnelle : Théodore, l'arrière-grand-père, était musicographe ; Ernst, le père, est un médecin militaire passionné de clarinette ; quant au jeune frère, il joue de l'orgue. Mais le génie, c'est Herbert. A 4 ans, le gamin donne déjà des récitals de piano. Une malformation aux doigts l'oblige toutefois à délaisser le clavier pour la baguette et, en 1928, il obtient son diplôme de chef à l'Ecole supérieure de musique de Vienne. Dès lors, son nom est sur toutes les bouches des mélomanes. On parle avec tendresse de ce jeune homme qui dirige le Tristan de Wagner, à Vienne. Plus tard, en 1941, c'est un même Tristan qu'il dirige à l'Opéra de Paris, dans la France occupée. Entre-temps, le Rastignac de la baguette a (presque) vendu son âme : il s'est inscrit deux fois au parti nazi, participe à la chambre musicale du Reich, dirige le Horst Wessel Lied dès qu'on lui en fait la demande et donne Fidelio pour l'anniversaire du Führer, en 1938.
Toutefois, cet engagement est moins politique qu'artistique, car Karajan est prêt à tout pour éclipser son aîné, chef favori de Hitler, Wilhelm Furtwängler. Les deux hommes se haïssent (Furtwängler l'appelle « Monsieur K. », refusant de prononcer son nom) et sont les pions d'une guerre d'influence entre Göring et Goebbels. En 1945, Karajan et « Furt » connaissent pourtant une même débâcle. Conspué, honni, le Wunderkind du pupitre s'enfuit en Italie, regagnant ensuite l'Allemagne et l'Autriche, comme un espion en déroute. Il faudra alors le flair et la ténacité du producteur de disques anglais Walter Legge pour retrouver Karajan planqué dans un galetas de Vienne, le prendre sous son aile et le blanchir.
A partir de 1946, un Herbert bientôt « dénazifié » retrouve le chemin de la fosse et des studios. Voilà même une période bénie pour Karajan : sous l'égide de Legge, il enregistre pendant dix ans certains de ses meilleurs disques. Fidèle à sa première manière, le chef y est aérien, éruptif et sensuel ; bref, humain. Ses disques de Mozart, Richard Strauss ou Humperdinck témoignent d'un état de grâce qu'aux yeux de beaucoup Karajan ne retrouvera jamais. C'est qu'à l'époque le maestro est moins obsédé par le son que par l'esprit d'équipe.
Tout change en 1955, quand la Philharmonie de Berlin propose à Karajan de devenir chef permanent. Pour celui qui n'hésite pas à déclarer : « Je serai un dictateur ! », la course au pouvoir est lancée. En quelques années, outre son poste berlinois (qu'il obtiendra « à vie » !), il dirige l'orchestre Philharmonia, celui de l'Opéra de Vienne, hante la Scala et enregistre pour quatre maisons de disques : EMI, Deutsche Grammophon, RCA et Decca. Il joue même astucieusement de la concurrence entre les firmes, pour obtenir le meilleur de chacune d'elles (les stars chez EMI ; le son chez Decca ; l'argent chez Deutsche Grammophon !). Chef boulimique, Karajan bâtit une discographie colossale (qui balance entre ivresse musicale et narcissisme sonore) où l'on compte 10 versions de la Septième de Beethoven ! Si ses oeuvres de chevet sont la Messe en si de Bach et la Neuvième symphonie de Mahler, il reste fasciné par Wagner, démiurge comme lui. C'est après avoir été évincé de Bayreuth, temple du wagnérisme, qu'il crée en 1967 son propre festival, à Salzbourg, au mois d'avril, et y monte un Ring voulu et pensé par lui.
Ce Festival de Pâques illustre l'apothéose du « système Karajan ». Citizen K. y dirige tout : orchestre, mise en scène, décors, lumières, choix des interprètes. Qu'il surestime ses chanteurs en leur distribuant des rôles trop lourds, peu importe ! L'essentiel, c'est le son karajanien. Pour l'obtenir, il choisit personnellement chacun des musiciens de ses orchestres, se penchant sur leur culture générale, leur situation de famille, leurs maladies... Et gare aux maillons faibles, qu'il n'hésite pas à humilier devant leurs confrères !
Comme Dieu aux premiers jours de sa création, Karajan est au clavier d'un orgue gigantesque. Il « pygmalionise » bon nombre d'artistes. Pour certains, c'est une rampe de lancement (la violoniste Anne-Sophie Mutter, le pianiste Kristian Zimerman), pour d'autres, un cimetière vocal (Katia Ricciarelli s'est brisé la voix à chanter Tosca et Turandot). Mais Saturne s'est toujours nourri de ses propres enfants, et n'allons pas taxer trop vite Karajan de barbarie. Cet ami du yoga et du bouddhisme zen se veut l'intercesseur entre la musique et le genre humain. Au sens premier : un pontife !
Comme tout gourou, le maestro peaufine son image. Ses photos sont soigneusement choisies : rarement en pied (il mesurait 1,72 mètre), jamais de sourire. Le chef dirige sans partition, les yeux fermés, l'orchestre étant une émanation de son être le plus intime ; un miroir... Lorsqu'il fait filmer ses concerts, il convoque les plus grands, tels Henri-Georges Clouzot. Plus rares sont les photos de famille. Après deux mariages sans enfant, il épouse en 1958 la walkyrie française Eliette Mouret, mannequin de Dior rencontrée à Saint-Tropez. Avec leurs blondes filles Isabel et Arabel, ils illustrent le modèle parfait de la famille germanique.
Karajan aime également à poser devant les bolides qu'il collectionne : voitures, bateaux, avions (il possède un Falcon). Aux êtres humains faibles, donc faillibles, cet homme que nul ne tutoie préfère la technique contrôlable, donc fidèle. L'évolution du disque classique lui doit beaucoup. Lié à Akio Morita, patron de Sony, il promeut le tout jeune Compact Disc. En 1980, ce chef, qui oeuvre avec Deutsche Grammophon depuis 1939, enregistre même le premier opéra en son numérique : Parsifal, de Wagner. Malgré son triomphe technique et sa luxuriance sonore, le règne de Karajan touche à son terme. Dans les années 80, le monde change. Il est fini, le temps des démiurges. A l'orchestre, les baroqueux triomphent ; à l'Opéra, les metteurs en scène s'expriment. Karajan moque l'artifice des uns et la superficialité des autres, mais il vieillit. Malade, affaibli, il ne revit qu'une fois hissé sur son podium, devant un public qui le conteste de plus en plus. A trop prévoir, contrôler, verrouiller, Karajan s'est étouffé dans son propre son.
Le 23 avril 1989, il donne à Salzbourg son dernier concert, la Septième de Bruckner, cette musique qui fut diffusée sur les ondes allemandes à la mort de Hitler. Le 16 juillet suivant, Herbert von Karajan s'effondre d'une crise cardiaque, quatre mois avant le mur de Berlin.
La musique est en deuil, mais elle va pouvoir respirer.

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